Il y a une diversité européenne du développement numérique de la ville comme de la ruralité. Le responsable politique français a la chance d’être sur un continent mosaïque et doit s’en inspirer. Mais une seule urgence reste commune à tous les citoyens européens : le traitement de leurs données et le combat pour que leur valeur reste sur notre territoire. L’élection européenne en France de 2014 a été une échéance sans réel projet. Le Front national l’avait emporté avec 24,86 % et envoyé 24 élus à Strasbourg. Celle de 2019, déjà entamée d’une année, si la majorité présidentielle française tient à l’idéal européen, doit nécessairement inscrire la numérisation des territoires de la France et ses conséquences sociétales, économiques et culturelles, comme le grand chantier de la mandature. Bref, la crise sanitaire qui a vu de nombreux citadins quitter précipitamment les métropoles pour s’établir dans la ruralité, nous oblige à la réflexion sur l’endroit où se créer aujourd’hui la valeur numérique.
À l’échelle du territoire national, la nomination en février 2018 de la députée de la Loire Valéria Faure-Muntian (LREM) à la tête d’une mission temporaire chargée de « la transformation de la production, de l’entretien et de la diffusion des données géographiques souveraines » était un premier pas. Mais, il faut une ambition plus forte pour traiter un domaine majeur pour l’avenir des territoires européens.
Si les révolutions industrielles par le passé avaient chacune été délimitées par leur caractère d’infrastructures matérielles dans les grands États-nations de l’Europe, la troisième révolution industrielle en cours n’a pas de frontières. Car elle est par essence immatérielle. Et dans les nouveaux territoires numériques de l’Europe, il semble que les pays de l’Union n’ont pas développé une vraie pensée, orientée vers l’acquisition d’une authentique souveraineté digitale.
Peut-être faut-il prendre comme exemple les grands moments du passé industriel de la France pour comprendre les défis auxquels nous sommes confrontés à l’ère du numérique. Ainsi, durant l’exposition universelle de 1878 l’élite française semblait préoccupée par l’association des arts artistiques et industriels. Et Georges Berger, homme de culture pour avoir été professeur de peinture aux Beaux-Arts ainsi que des sciences de l’ingénieur, organisateur de la première exposition internationale d’électricité en 1881, à qui on avait demandé de réfléchir à la « fondation d’un musée professionnel » écrivait à Charles de Freycinet, ministre des Travaux publics : « L’époque actuelle est caractérisée par la tendance qu’a l’intelligence humaine à élargir plus que jamais le champ de ses applications simultanées. Le premier résultat heureux de cette action progressive a été la divulgation scientifique ; un rapprochement fatal s’est accentué ensuite entre les arts libéraux et les arts mécaniques au point que l’application de l’art à l’industrie est devenue l’une des gloires du travail moderne… »
Avant d’ajouter, concernant une préoccupation qui, jusqu’à son décès en 1910, accompagna cet homme tout aussi capable de fonder le premier congrès mondial des électriciens que de rédiger un ouvrage sur la peinture française des origines à la fin du XIIIe siècle : « Quelques critiques rebelles voient dans ces états de choses une atteinte portée au principe idéaliste des Beaux-arts, comme si les forces de la matière menaçaient l’indépendance de la pensée. Ils ne comprennent pas que l’industrie rend avec usure ce qu’elle emprunte à l’art proprement dit ; elle agrandit le domaine de celui-ci en conciliant ses exigences avec les siennes… »
Cette conscience de la relation entre l’esthétique et les sciences techniques semble aujourd’hui faire hélas défaut chez les Européens à l’heure de la pensée humaine et de l’intelligence artificielle. La domination sur la diffusion et la monétisation de nos données européennes par les GAFA en est l’illustration majeure, celle d’une dépendance de nos territoires numérisés vis-à-vis d’entreprises installées sur un autre continent, capables de transformer en valeur monétaire nos usages quotidiens de l’Internet.
S’il est revenu à la Commission de la Concurrence de Bruxelles, sous la houlette de la commissaire Margaret Vestager, de mener une bataille juridique contre la position dominante des GAFA et plus particulièrement concernant Google, il est aujourd’hui important que le Parlement de Strasbourg prenne en charge la dimension de la souveraineté territoriale des données émanant des citoyens européens.
Malheureusement, à l’heure où aux États-Unis, des anciens des GAFA se réunissent en think thank sous l’enseigne du Center for Human Technology pour mener une bataille de société contre les dérives dommageables pour les droits humains des réseaux sociaux et des smartphones, les parlementaires européens élus en 2019 comme ceux de 2014, semblent manquer cruellement d’imagination concernant notre avenir numérique. Ainsi serait-il judicieux que les députés européens puissent prendre en considération la question cruciale des données numériques et la domiciliation de leur valeur aux territoires où ces données sont créées.
C’est à ce titre que la France pourra retrouver ses traditions républicaines d’équilibre et d’alliance entre la création humaine et la pratique technologique. Citons encore le visionnaire Georges Berger : « Pour que nos Arts et nos Sciences puissent se prêter une assistance mutuelle, il est nécessaire que chacun de nous soit à même de se rendre compte, pratiquement, visuellement et à tout instant de leurs progrès réciproques ».
Il est louable qu’en février 2018, le gouvernement Édouard Philippe avait décidé de créer une mission chargée de nos « données géographiques souveraines », mais celle-ci n’a pas encore convaincu nos partenaires européens que les usages numériques de nos concitoyens doivent d’abord enrichir nos territoires et non une contrée lointaine comme la Silicon Valley. Une vallée peu sensible, de plus, à nos valeurs, où Arts et Sciences se prêtent assistance mutuellement.
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