Guy Mordret est un témoin essentiel de la crise sanitaire que traverse notre planète. Notamment en se qui concerne la relation entre monde de la recherche dans les biotechnologies et les territoires.
Jeune doctorant en biologie marine au début des années 90, il se serait montré d’une grande utilité pour les sciences médicales françaises dans leur recherche du vaccin prophétique contre le COVID-19.
Revenu, du Canada, dans sa Bretagne natale avec une thèse consacrée à la recherche contre le cancer à base d’expérimentation marine, il a très vite déchanté devant les obstacles subis par les chercheurs en biologie.
De cette mésaventure, il tira un livre, « « La solitude du créateur d’entreprise »* où il dépeint comment celui qui se destinait à la recherche biologique dans sa région natale, a changer de métier pour fonder Anaximandre, une entreprise bretonne, spécialisée dans la communication numérique et scientifique pour les entreprises des sciences de la vie.

Jacques Attali, dans une contribution du 9 avril 2020, explique l’urgence pour la France et l’Europe de dépenser « 50 milliards dans des programmes massifs de recherche, pour trouver ces vaccins et ces médicaments » qui sauveront la planète d’une faillite totale de son économie.

Guy Mordret: Dans le contexte actuel, Jacques Attali a raison de dire que l’investissement dans la recherche en santé, donc dans les biotechnologies sont essentielles. D’une part, si l’investissement est fait au niveau national, et j’ose espérer au niveau Européen, cela permettrait de se prémunir contre les prochaines pandémies/zoonoses qui risquent de se réitérer. Et d’autre part, il permettrait de s’affranchir des interdépendances économiques mises en lumière par la maladie et l’incompétence de nos gouvernants.
Cet investissement massif doit concerner également les autres secteurs technologiques, nanotechnologies, autres biotechnologies, et le numérique, d’autant que le croisement de ces filières est toujours bénéfique. La Région Bretagne à ce titre est assez exemplaire (il existe beaucoup d’appels à projets dans ce sens).
Je crois également que l’investissement ou une « réflexion massive » doit avoir lieu pour réfléchir à de nouveaux modèles économiques. L’interdépendance économique même localement est remise en question. En effet, si une entreprise ne peut plus payer ses cotisations sociales, les caisses de prévoyance, voire l’État, s’inquiètent de la baisse des rentrées d’argent. Mais si les entreprises disparaissent, les richesses, dont la TVA (premier revenu de l’état) s’amenuisent, et l’État investit moins, etc … Je crois à une économie vertueuse qui entretient les activités et la création de richesse au lieu de les détruire.

Vous avez, en octobre dernier, publié un livre, « La solitude du créateur d’entreprise en France », qui raconte l’humiliation d’être chercheur biologiste de formation au cours de ces trente dernières années. Comment expliquez-vous cette leçon d’histoire pour nos sociétés?

Guy Modret: En ce qui me concerne et d’autres personnes dont les parcours sont similaires (dont celui de ma fille), j’estime que l’État gaspille ses compétences et dilapide son argent, en n’utilisant pas les talents qu’il forme. Toute notre société vit à court terme : tout et chacun doit être rentable et productif tout de suite. Il faut pourtant laisser le temps de développer de nouvelles idées, de nouvelles technologies, et aussi de nouvelles formes de démocratie. J’espère que nous apprendrons de cette histoire contemporaine. J’y travaille.

Anaximandre, votre société, spécialisée dans la communication et la formation en biotechnologie a depuis plus de 20 ans défendu l’écosystème de ce secteur en Bretagne. Comment est-il organisé, que pèse t-il par rapport à d’autres régions européennes et surtout qu’elles sont ses atouts à l’heure de cette crise sanitaire sans précédent?

Guy Mordret: En Bretagne, nous avons la chance d’avoir l’océan, réservoir de richesses pour les biotechnologies s’il en est, utilisé pour mettre au point de nouveaux produits et de nouveaux médicaments. La Bretagne dispose également d’un fort potentiel éducatif et universitaire qui en fait une des premières régions en main d’œuvre qualifiée (ingénieur.e.s et technicien.ne.s compris).
Ajouté à cela, son fort réseau relationnel et sa forte identité, la Région Bretagne se hisse sur la 3ème marche du podium des régions françaises pour les biotechnologies depuis plusieurs années (BioMap Biotech Finances).
La Région Bretagne dispose également d’excellentes structures de soutien et d’accompagnement comme ID2santé (devenu Biotech Santé Bretagne) et CBB Capbiotek.

Au regard de vos difficultés passées avec le système de la recherche scientifique française, qu’elles sont selon vous les points à corriger pour que la France retrouve un modèle médical en phase avec les besoins réels des citoyens?

Guy Mordret: Encore une fois, je pense qu’il faut généraliser l’expérimentation et laisser les nouvelles idées émerger ; on le voit bien avec l’histoire de la chloroquine. Bien sûr, les autorisations de mise sur le marché dites AMM sont très réglementées pour préserver la sécurité des citoyens, mais elles souffrent en France et en Europe de beaucoup de rigidité. À trop vouloir faire bien, on passe à coté de technologies intéressantes. Regardez ce qui se passe avec les essais cliniques d’Hemarina avec son hémoglobine de vers marins (Arenicola marina) utilisée pour palier au manque de respirateurs, et qui sont suspendus pour des raisons réglementaires …
La science et la recherche doivent aussi s’ouvrir aux citoyens, du moins ceux qui sont intéressés. Les citoyens doivent pouvoir comprendre ce que font les scientifiques, leur poser des questions et interagir avec eux. Les scientifiques sont des spécialistes, mais ils ne peuvent s’affranchir de leur environnement et de leur concitoyens.

Ne pensez vous pas que le secteur des biotechs en France, souffre de son éloignement des instituts et laboratoires universitaires, se qui n’est pas le cas en Allemagne et aux Etats-Unis?

Guy Mordret: Le problème est plutôt une forme de centralisme, qui historiquement, concentre l’installation des sièges sociaux des multinationales, y compris les laboratoires pharmaceutiques, en Île-de-France. D’ailleurs Jean Ollivro, chercheur et géographe de l’Université de Rennes 2, a montré que la majorité des sièges sociaux des entreprises bretonnes sont en région parisienne. A contrario, l’Allemagne et les États-Unis sont des états fédéraux qui laissent beaucoup d’autonomie en matière de R&D aux Länder (Allemagne) et aux cinquante états américains.
Nous avons d’excellentes universités et centres de recherche en Bretagne, mais ils n’ont ni les moyens financiers et techniques des Fraunhofer allemands (Instituts de recherche spécialisés en sciences appliquées), ni des universités américaines (Harvard, Columbia, University of California, …)

Vous êtes depuis 2005 expert Européen en bioinformatique. Pouvez vous nous définir cette fonction et nous citer les régions en Europe les plus en vue dans le domaine des biotechs?

Guy Mordret: Expert Européen consiste à mettre ses compétences dans un domaine particulier au service de la R&D européenne. La Commission Européenne finance tous les 7 ans (depuis 2007) des Programmes Cadre pour la Recherche et le Développement (PCRD ou Framework Program en anglais).
Chaque PCRD est doté d’un financement (79 milliards d’€ pour H2020, le 8ème PCRD) et est structuré en thématiques de recherche jugées prioritaires par l’Europe. La R&D en biologie et en médecine et son application au sein des biotechnologies fait partie des thèmes sélectionnés.
Chaque année, la Commission Européenne, et ses divisions lance des appels à projets sur une thématique précise (ex : la sécurité alimentaire) avec des objectifs, auxquels des consortia vont répondre. Les consortia sont constitués de laboratoires ou instituts de recherche, et d’entreprises.
Les projets sont donc déposés par les consortia à une date précise, sous format très précis (formulaires A et B). La Commission examine la recevabilité des projets et attribue à des Experts comme moi, pré-recrutés, un certain nombre de dossiers qu’ils devront lire chez eux, ou au bureau, évaluer et noter. La notation se fait sur 3 critères à 5 points chacun :
L’excellence scientifique et/ou technique
La qualité et l’efficacité de l’implémentation du projet et du management
L’impact potentiel des résultats obtenus par le projet
Chaque projet est évalué par au moins 3 experts sans lien entre eux. Les projets font l’objet alors d’une réunion de consensus (consensus meeting) organisée à Bruxelles. Les 3 experts missionnés sur un projet débattent pour attribuer une note finale qui doit dépasser au moins 3/5 pour chaque critère pour qu’un projet puisse être retenu, et au moins 12/15 pour être définitivement retenu par la Commission Européenne car la compétition est très rude.
Pour certains projets plus longs (sur 5 ans par exemple), les experts qui ont évalué le projet retenu, sont appelés tous les ans pour faire une évaluation des progrès du projet. C’est ce que j’ai fait avec un projet européen appelé AIRProm, sur les maladies chroniques respiratoires pendant 5 ans.
Tous les pays européens ont leur programme de développement des biotechnologies. Mais les pays les plus performants, restent l’Allemagne (Bavière), l’Angleterre (Londres), l’Espagne (Catalogne, Madrid) et la France (Ile de France, Lyon Biopôle, Bretagne, Pays de Loire). On peut citer la Suisse, siège historique des grands laboratoires pharmaceutiques et Israël qui a investit beaucoup d’argent dans les biotechs.

Depuis 2008 vous êtes conseiller municipal de Plouider, une commune de 2000 habitants dans l’arrondissement de Brest. Que pourrait conseiller un élu-expert à ses pairs pour ce qui concerne le développement de l’entrepreunariat dans le secteur des biotechs?

Guy Mordret: Malheureusement, ce sont souvent des casquettes assez différentes et je ne suis plus élu depuis le 1er tour des municipales du 15 Mars 2020 (par choix). Je continuerai à être présent dans une commission extracommunale.
En tant qu’élu municipal et communautaire, j’ai pu faire entendre la voix d’un chef d’entreprise dans des assemblées où peu de dirigeants d’entreprises siègent, à part les agriculteurs.
Mes collègues conseillers municipaux et communautaires suivaient mes aventures entrepreneuriales avec intérêt, je crois. Cette confrontation leur permettait d’envisager et de favoriser l’installation de biotechnologies dans leur territoire. Et puis il y a des biotechnologies dans l’agronomie, dans l’agriculture … La production de bière ou de fromage sont des formes ancestrales de biotechnologies.

* Aux éditions Edilivre (octobre 2019)
Anaximandre, espace Trébault, parc d’innovation de Mescoat, Landerneau. Tél. 02 98 30 35 15.