(c) Eric L’Helguen, Directeur Général EMBIX

Expert en transition énergétique, ayant fait carrière dans la noble industrie française du transport électrique (AREVA T&D puis Alstom Grid), Eric L’Helguen est depuis 28 ans, un observateur de premier plan du développement des projets Smart City et plus particulièrement Smart Grids. Depuis 2011, il préside aux destinées de la start up Embix, filiale de Bouygues, engagée dans des projets de Smart Grids à l’échelle d’éco-quartier. A l’heure d’une crise sanitaire sans précédent, ce diplomé en mathématiques, informatique et intelligence artificelle, offre une nouvelle vision de la transition numérique et énergétique, liée à la réalité des territoires de l’après COVID 19.

Le Smart fait-il toujours sens en période de crise

1 – Préambule

Le concept de Smart City et celui de Smart Grid pour ce qui est de son application au monde de l’énergie, sont deux concepts fourre-tout. Ils prétendent faire table rase du passé en proposant de nouvelles solutions sensées permettre un « Mieux Vivre en ville ».
Ces deux concepts traduisent tout d’abord une opportunité économique pour tout un ensemble d’acteurs : GAFA qui espèrent « mettre la main sur la ville et ses données », équipementiers qui se voient équiper la ville de capteurs en tous genres, acteurs des télécommunications qui se posent en développeurs ou opérateurs d’infrastructures permettant de véhiculer ces myriades de données, consultants de tous ordres qui se font fort d’accompagner les uns et les autres dans ce qu’ils qualifient de « révolution ».

Ces concepts se révèlent également une véritable opportunité pour les politiques et plus généralement pour les différents acteurs du monde de l’urbanisme qui voient là une occasion de se démarquer, de se poser en promoteur d’un nouveau monde.

L’existence même de ces concepts traduisent la volonté d’une rupture, la volonté d’oublier les leçons du passé. Cela peut naturellement effrayer ; les enjeux économiques majeurs [1] peuvent faire craindre que le citoyen soit quelque peu oublié dans « l’aventure du Smart ».

2 – Objectifs

Il semble nécessaire, avant de s’interroger sur l’apport de telle ou telle technologie de définir un ensemble d’objectifs à atteindre, il sera ensuite possible d’étudier en quoi les technologies mises à disposition permettent d’aider à atteindre les objectifs fixés.

Nous avons tenté de définir ce qui pourrait constituer un ensemble d’objectifs pour la Smart City et le Smart Grid :
Construire une ville moins gourmande en infrastructure : Les infrastructures, quelles qu’elles soient, ont été pensées pour gérer des situations finalement peu fréquentes :
Infrastructures routières pour gérer les grandes transhumances qu’elles soient journalières ou saisonnières.

Infrastructures énergétiques dimensionnées pour gérer des grands froids, voire des périodes de fortes chaleurs.

Parkings imaginés pour gérer des quantités importantes de véhicules sur des temps courts et peu utilisés une grande partie du temps.

Hôpitaux dimensionnés, ou qui devraient être dimensionnés, pour des périodes de crise.

Nous nous trouvons, dans chacun des cas mentionnés, dans une logique de dimensionnements pensés pour faire face à des situations de crise, dimensionnements souvent pensés « en silo ».

Les logiques, pour reprendre des terminologies Smart Grid, de « Peak shifting » et « Peak shaving » sont souvent assez peu mises en avant. Un exemple de « Peak shifting » dans le domaine de l’énergie peut consister à ne pas démarrer des ressources énergivores au même instant, un exemple de « Peak shaving » conduirait à mieux isoler les logements.

Dans le domaine médical toutes les mesures de prévention sont en soi des mesures de « Peak shaving », ne pas mettre l’accent sur la prévention conduit à une gestion difficile des pointes ; disposer d’un environnement médical peu flexible rend encore plus délicat la gestion de ces pointes.

Dans le domaine des mobilités, les transferts modaux de mobilités permettent de réduire l’investissement relatif à l’infrastructure. Les mobilités évitées , la ville du quart d’heure théorisée par Carlos Moreno [2]en est un bel exemple, permettent elles aussi de réduire significativement le coût des infrastructures.

L’enjeu de cette gestion intelligente des pointes est majeur, dans le simple domaine des réseaux électriques une étude de l’OFGEM[3] démontre qu’une gestion intelligente des pointes réduirait de 20% les coûts d’investissement, ramené à la France cela conduirait à une réduction d’investissement de 1 Milliard d’Euros par an.

Le second objectif que nous pouvons raisonnablement définir est celui d’une ville plus autonome.

Construire une Ville plus autonome ou une ville capable de subvenir à une part raisonnable de ses besoins.

Nous considérons ici pour l’essentiel les besoins physiologiques, au sens de la pyramide de Maslow [4]; la ville, au travers des flux de matière première, se doit de permettre de répondre, pour partie localement, à ses besoins.

L’augmentation du degré d’autonomie de la ville permet aussi de réduire les coûts des infrastructures de transport.

Elle permet aussi à la ville de poser un certain nombre de valeurs, de s’assurer que la chaîne de production des biens consommés localement est en adéquation avec les « valeurs de la ville ».

Cette ville nous la voulons aussi résiliente[5], capable de surmonter les crises en faisant preuve d’agilité. Cette nécessaire agilité passe inévitablement par une réelle capacité de prévision et de simulation.

Aucune crise, qu’il s’agisse d’une crise financière, d’une crise alimentaire, sanitaire, d’une crise climatique ou d’une crise liée à des troubles de l’ordre public, ne pourra être correctement appréhendée si elle n’a pas été pensée en amont.

Nous pouvons ici faire référence au CMMI « Capability Maturity Model Integration »[6], ce modèle commandé par la défense américaine et développé par l’université Carnegie-Mellon définissait le niveau 1 ou impréparation totale comme celui « des héros », en l’absence de structure et de méthode seul le recours à l’héroïsme des hommes permet d’atteindre le résultat.

Cette ville nous la voulons aussi probablement actrice de la transition énergétique c’est-à-dire tout d’abord capable de sobriété énergétique et enfin capable d’exploiter au mieux son potentiel d’énergies renouvelables. Nous la voulons aussi de manière plus globale actrice de la transition écologique.

Cette ville nous la voulons aussi sûre, en nous élevant un peu dans la pyramide de Maslow, nous voulons pouvoir y vivre en sécurité, préservés des dangers du monde.

Cette ville nous la voulons enfin facile, simple à vivre ; nous souhaitons une ville de tous les possibles.

Nous avons défini des objectifs divers que nous pouvons résumer, nous voulons une ville :

Moins gourmande en infrastructure

Plus autonome

Résiliente

Sûre

Actrice de la transition énergétique et écologique

Facile à vivre

Nous allons, avant de nous intéresser aux solutions technologiques, tenter de comprendre les challenges en termes de gouvernance si nous voulons atteindre les objectifs fixés.

3 – Gouvernance

Il nous semble important, dans un premier temps, de considérer que la seule approche qui vaille pour atteindre les objectifs fixés est une approche systémique.

Comment vouloir optimiser une infrastructure routière, dimensionnée à hauteur des phénomènes « pendulaires », si nous ne considérons pas les mobilités évitées « solution de co-working … » ?

Comment dimensionner correctement un hôpital sans prendre en compte les politiques de prévention ?

Comment dimensionner correctement un réseau électrique sans prendre en compte les externalités que représentent un réseau de chaleur ou de froid ?

Cette volonté de pensée systémique ne fait d’ailleurs que reprendre les thèses de Joël de Rosnay, en 1975, qui conclut à une modélisation systémique de la ville[7].

Ce « désilotage » peut sembler une évidence, il est tout sauf facile car les villes se sont bien souvent organisées en silo.

En complément au « désilotage » il nous semble, d’autre part, qu’un des autres écueils à éviter est celui d’une solution appliquée à « un mauvais périmètre » ou « une mauvaise maille ». Le bâtiment à énergie positive « BEPOS » ou « NZEB pour Nearly Zero Energy Building » est un bel exemple, le bâtiment se considère isolé du monde, lorsqu’il produit une énergie qu’il ne sait pas consommer, il la stocke plutôt que de la partager avec ses voisins.

Le « BEPOS » devrait être pensé à la maille du territoire, il faut lui préférer le « TEPOS » à une maille de quartier, ville ou village qui permettra une réduction de coûts d’infrastructure.
Nous avons, sur l’exemple français, défini les différentes mailles pertinentes :

Bâtiment

Îlot

Quartier

Ville

Métropole

Département

Région

État

Continent

Monde

En reprenant l’exemple énergétique, se tromper de maille conduit bien souvent à augmenter les coûts d’infrastructure voire, pire, à imaginer des solutions non viables. A titre d’exemple, dans le domaine énergétique, la volonté de territoire à énergie positive est clairement pertinente mais il est important de définir au mieux le périmètre du territoire au risque de surinvestir sans que cela soit pertinent en termes de développement durable.

4 – Solutions technologiques – High-Tech – Low-Tech

Une fois les objectifs bien définis, une fois la gouvernance adaptée, une fois l’usager placé au centre de la décision, tout un monde de possibles s’offre au designer de la ville de demain.

Il est aujourd’hui « facile » de construire le jumeau numérique ou « digital twin » de tout ou partie d’un composant de la ville.

Il est aujourd’hui possible de modéliser les interactions entre les différents composants.

Il est possible, dans un monde VICA caractérisé par sa volatilité, son incertitude, sa complexité et son ambiguïté (VUCA en anglais), d’appliquer différents scénarios et, en fonction d’une stratégie clairement définie, d’appliquer la meilleure des décisions.

Il nous faut utiliser au mieux les algorithmes mis à disposition, ces algorithmes sont « simples » à mettre en oeuvre car nous disposons :
Des solution IoT permettant d’équiper en capteurs tous les équipements pertinents.

Des solutions de télécommunications bidirectionnelles permettant de remonter les informations des différents capteurs mais permettant également de commander des automates de terrain.

Ces solutions vont être, à court terme, très faciles à déployer grâce au déploiement de nouveaux standards[8].

Des solutions d’intelligence artificielle permettant de simuler les comportements de systèmes et de faire évoluer le modèle, de le rendre évolutif, en fonction des comportements de ces systèmes.

Des solutions très concrètes existent et sont aujourd’hui déployées, nous pouvons en citer ici quelques-unes :
Énergie – Effacement à la maille d’un territoire – PJM, aux Etats-Unis réduit les pointes de consommation de plus de 10 GW soit plus de 10 tranches nucléaires.[9]

Santé – Des solutions de e-santé sont opérationnelles et permettent une véritable médecine préventive et donc un désengorgement des hôpitaux. [10]

Mobilité – Les véhicules autonomes deviennent une réalité, ils pourront demain interagir avec les infrastructures routières pour éviter un engorgement de ces infrastructures.[11]

Déchets – Les collectes de déchets deviennent automatisées, des capteurs LoRa ou autres, équipent les containers et permettent d’optimiser les parcours de collecte [12]

Approche systémique – Des villes, comme Dijon ou Angers en France, ont fait le choix d’adapter leur gouvernance pour pouvoir disposer d’une plate-forme traitant une grande partie des problématiques urbaines.[13]
Les solutions existent donc, ce sont des solutions Hi-Tech, elles ont recours à la donnée, à des algorithmes sophistiqués mais elles peuvent aider à « améliorer » la ville de demain, la rendre plus agréable, ce si et seulement si ces solutions ont été pensées pour l’usager, à la maille adaptée et en mettant en œuvre une gouvernance adaptée.

Pour finir il est évident que ces solutions, qui recourent massivement à l’utilisation des données, se doivent de respecter l’individu ; en ce sens le RGPD[14] pour Règlement Général sur la Protection des Données, nous semble être une bonne approche sous réserve qu’il s’applique de manière uniforme et qu’il prouve, en temps de crise, qu’il n’est pas qu’une protection factice.

Enfin les solutions ci-dessous sont des solutions Hi-Tech et d’aucun souhaiterait voir aussi abordées les solutions Low-Tech.

Nous avons bien du mal à définir les solutions Low-Tech, ce sont selon nous des solutions qui ne recourent pas à la technologie et font appel au simple bon sens, aux leçons enseignées par nos anciens. Cela ne les disqualifie en aucun cas et si Low-Tech signifie bon sens alors oui marions Low-Tech et Hi-Tech, marions leçons apprises du passé et capacités des nouvelles technologies.

Le Smart Grid comme la Smart City ne doivent en aucun cas être pensés comme une rupture mais comme une simple évolution, comme une extension des possibles grâce aux nouvelles technologies, en ce sens Low-Tech ou « Bon sens ancestral » et Hi-Tech se doivent de coexister.

(c) Eric L’Helguen, Directeur Général EMBIX
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[1] Selon une enquête menée par MarketsandMarkets aux États-Unis, ce marché passerait de 53,4 milliards en 2015 à 147,5 milliards de dollars en 2020. Il atteindrait une croissance de plus de 23 % par an
[2] http://www.lettreducadre.fr/19488/la-ville-du-quart-dheure-ou-le-village-reinvente/
[3] Office of Gas and Electricity Markets – https://www.ofgem.gov.uk/
[4] https://theconversation.com/comment-le-coronavirus-rehabilite-la-pyramide-des-besoins-de-maslow-132779
[5] http://www.lamarseillaise.fr/marseille/societe/59132-boris-cyrulnik-l-urbanisation-de-plus-en-plus-prise-en-compte-dans-la-resilience
[6] https://www.sciencedirect.com/topics/computer-science/capability-maturity-model-integration
[7] Une modélisation systémique de la ville. J. de Rosnay 1975
[8] R2S 4grids développé par EMBIX dans le cadre de la Smart Building Alliance (SBA) est un des exemples.
[9] https://www.pjm.com/markets-and-operations/demand-response.aspx
[10] https://www.conseil-national.medecin.fr/lordre-medecins/conseil-national-lordre/sante/medecine-futur-intelligence-artificielle/demain
[11] https://navya.tech/
[12] https://play.google.com/store/apps/details?id=com.compta.bee2wastemobile HYPERLINK « https://play.google.com/store/apps/details?id=com.compta.bee2wastemobile&hl=fr »& HYPERLINK « https://play.google.com/store/apps/details?id=com.compta.bee2wastemobile&hl=fr »hl=fr
[13] https://www.metropole-dijon.fr/Grands-projets/Les-grandes-realisations/OnDijon-metropole-intelligente-et-connectee
[14] https://www.cnil.fr/fr/comprendre-le-rgpd